Le Mouvement Soka a-t-il vocation à s'exprimer sur des sujets de société ?

Reprenant une partie du titre de l'article de Youri Germain (l'ACSBN a-t-elle vocation à s'exprimer sur les sujets de société ?), j'essaye de prolonger la réflexion de ce dernier et d'apporter ma propre pierre à la réflexion qu'il à soulevé.

La question que tout le monde peut se poser est : à quoi sert une religion ? Et par là même à quoi servent les institutions religieuses qui soutiennent et portent le projet d'une religion ?
A gros traits, les communistes purs et durs vous diraient, c'est un instrument de contrôle, l'opium du peuple. Les frères maçons diraient à peu près la même chose dans un langage plus subtil et une condescendance certaine. Les inconditionnels de l'athéisme varieraient entre l'anathème et la négation respectueuse. Enfin tous les autres oscilleraient entre le « je-ne-sais-pas » majoritaire et je m'en foutiste et le « chacun-ses-goûts » indifférent et individualiste.
En bref, peu de gens se penchent sur la question. En ces temps d'individualisme forcené, de fin de règne des groupes, des corporations et des états, d'effondrement du sentiment d'appartenance à une communauté, la question de la religion est reléguée loin derrière les préoccupations d'accumulation de biens matériels, de règlements amiables ou violents des conflits et surtout d'entretien d'une inertie tant intellectuelle que physique. L'époque est aux trois poisons, pas à l'esprit de recherche. Les ténèbres ne sont pas encore assez épaisses et personne n'a encore couper l'électricité...
La religion est un concept lesté de toutes les ignominies perpétrées en son nom, de toutes les tueries, destructions et obscurités que l'Histoire lui attribue. Et ce qui aggrave le problème de nos jours est les connotations intégriste et rétrograde qui tapissent allègrement la moindre réaction à des discours religieux. Le Pape passe pour un crétin préhistorique, les prêtres pour des pervers négationistes, les rabbins et autres prêtres orthodoxes pour des pièces de musées de cire et les musulmans dans leur ensemble sont confinés au rôle de menace extrémiste et fanatique.
Le bouddhisme et certains courants de méditation orientale, accompagnés de nombre de tambouilles spirituelles et de bricolages occidentaux, sont les seuls à bénéficier d'un statut particulier. S'adressant essentiellement, chez nous du moins, à l'individu et non au groupe, démontrant une innocuité totale, les spiritualités orientales sont suffisamment mystiques et en dehors du monde et de la société pour ne pas constituer de risque apparent à l'état actuel des choses.

Quand on pense que Siddhartha Gautama, Sage des Shakya, fondateur historique de la doctrine bouddhiste, souhaitait faire changer les choses, sa société et son monde, la vision naïve et dénuée de sens des occidentaux sur le bouddhisme est tout à fait consternante.

Quelques millénaires plus tard, dans la société française, une institution bouddhique, l'ACSBN, ex-Soka Gakkai France, tente d'émerger comme mouvement religieux bouddhiste et humaniste. Son credo, la foi dans les enseignements de Nichiren, moine du 13e siècle japonais. Sa mission, diffuser largement l'enseignement de Nichiren selon les valeurs et les critères moraux de la Soka Gakkai. Ses moyens, une association cultuelle (loi 1905), une constitution du culte, un dispositif administratif et juridique de gestion du patrimoine et du ministère (du culte).
Une telle institution, dans le panorama dévasté des croyances, a-t-elle vocation à s'exprimer sur des questions sociales. A en croire la rare et indigeste littérature produite par les technocrates du mouvement Soka en France, la réponse est non. S'interrogeant elle-même sur la question d'un parti bouddhiste en France à l'instar du parti bouddhiste au Japon (Shin Komeito), elle répond que l'ACSBN (association Cultuelle Soka du Bouddhisme de Nichiren) est apolitique et ne s'implique en rien dans les affaires de l'Etat français...
Il est toujours savoureux et paradoxal de voir une institution formellement constituée, dûment certifiée par arrêtés préfectoraux, juridiquement responsable devant les instances de la République et conforme à tous les dispositifs en vigueur affirmé par écrit qu'elle ne fait pas de politique. Car quoi de plus politique qu'une inscription légale dans les statuts et dispositions de l'Etat ? L'apolitique se définit comme ne participant en RIEN dans la politique, c'est-à-dire dans l'administration de la cité, stricto sensus. L'apolitique n'est certainement pas celui ou celle qui va constituer des organes officiels puisqu'il ou elle se situe en dehors des affaires de la société.
Plus drôle encore est de voir le même mouvement Soka fonder, ou plutôt refonder, un ensemble d'associations lucratives en une association lucrative unique pour faire le commerce des textes, des objets et du mobilier du culte. Quoi de plus impliqué dans les affaires de la société qu'une activité commerciale et lucrative, qui paye des impôts et des taxes diverses qui sont des contributions directes à l'administration de la société française.
La cerise sur le gâteau est de voir le personnel de ces institutions être également ministres du culte, responsables nommés et inscrits dans les registres affectés à des régions entières du territoire français. Des ministres du culte qui officient aux mariages et enterrements, aux cérémonies locales et aux remises d'objets de culte (équivalant bouddhiste de la prise de refuge ou de la confirmation de baptême).
Si l'institution bouddhique religieuse est ainsi impliquée par l'imposition fiscale, par la participation aux cérémonies maritales et funéraires, par le commerce, l'organisation d'événements publics ou privés et par l'interaction juridique, elle ne peut raisonnablement se dire apolitique.

Le mouvement Soka est donc, par définition et dans les faits, un mouvement politique. Reste à définir s'il est dans les attributions d'un mouvement politique, qu'il soit associatif ou autre, de s'exprimer publiquement sur les sujets qui concernent la société dans laquelle il évolue.
Traditionnellement les religions ont toujours les forges de la morale, et ce n'est que récemment que d'autres morales ont été produites par l'idéologie politique, par des courants de pensée philosophique athées et par des courants de pensée anti-religieux. Le point commun de toutes ces tendances est d'aller chercher dans les idées et les concepts, les dogmes et les principes éthiques, toutes les articulations d'une morale sociale. Car comme le montre la société de consommation capitaliste et les récentes et terribles crises économiques, un monde sans morale est une jungle.
Le mouvement Soka est une institution résolument inscrite dans la société et dans son administration. Comme M. Jourdain, elle fait de la politique sans le savoir, ou plutôt sans se l'avouer. Mais c'est aussi une institution qui se veut à la fois religieuse et philosophique. Religieuse par le caractère congrégationiste et liturgique de ses moyens d'action, philosophique par le projet humaniste qu'elle défend en s'appuyant sur les enseignements du bouddhisme de Nichiren.
Dès lors, le mouvement Soka peut tout à fait être sollicité en tant que référant moral sur des sujets et des affaires de société pour y faire part de la position de son église sur des questions touchant aux fondamentaux de la vie : naissance, maladie, vieillesse, mort. Les sujets sur lesquels elle pourrait être sollicitée sont aussi divers que la procréation assistée, l'adoption, l'homoparentalité, les soins palliatifs, l'accompagnement aux handicapés, les soins aux vieillards, l'euthanasie... Mais par extension, le spectre de ces sujets s'élargit à tout ce qui touche à souffrance humaine au travail, dans la famille, dans le couple, dans les relations sociales, dans l'exercice des droits et des devoirs, etc. En bref, en suivant une construction simple et logique, il est tout à fait possible d'interroger l'ACSBN, le Consistoire Soka ou toutes les entités chargées de la gestion et de l'encadrement du culte en France sur tous les sujets de société.

Reste à savoir qui viendra interroger nos cardinaux sur ces sujets et mieux encore imaginer ou à anticiper quelles seront leurs réponses ? Pour l'heure et malgré tous les efforts institutionnels de « mise en conformité avec la société française », le mouvement Soka n'a en rien réussit à exister dans le paysage religieux, encore moins à avoir une voix dans l'espace public. Il suffit de demander au hasard si l'on connaît l'ACSBN ou le bouddhisme de Nichiren et la plupart des réponses sont négatives ou évasives. Dès que le nom de Soka Gakkai est prononcé, le fantasme de la secte refait surface et les réactions restent les mêmes depuis plus de vingt ans.

Le Mouvement Soka a-t-il vocation à s'exprimer sur des sujets de société ?
Oui.

Le Mouvement Soka souhaite-t-il s'exprimer sur des sujets de société ?
Je ne le crois pas et je sais qu'il n'en a ni les moyens, ni la culture.

Le Mouvement Soka porte-t-il le projet de s'exprimer sur des sujets de société ?
Résolument oui.
Mais il va falloir pour cela forger un discours nouveau qui cesse de répéter bêtement et exclusivement les traductions déplorables et insipides du « maître ». Il nous faut inventer un discours bouddhique, un discours de l'éveil, à la fois adapté à notre pays et à nos réalités actuelles et futures. Pour cela le bouddhisme propose le principe de l'enseignement, de la capacité, du temps et du pays. Il est grand temps de l'étudier et de le mettre en pratique.

Consistoire Soka : la collégialité, ou la démocratie de l'indécision

L'article 20 de la constitution du culte du bouddhisme de Nichiren stipule : « Au niveau mondial, l’unité de la croyance est assurée par une autorité centrale qui, dans le respect de la collégialité et des particularités nationales, veille sur les intérêts spirituels des croyants. Cette autorité centrale est formée par le Consistoire mondial Soka du bouddhisme de Nichiren. »
Le dictionnaire de l'Académie française, une référence plutôt solide définit la collégialité de la manière suivante : « système de gouvernement d'un État, de direction d'une société de caractère économique ou d'une administration, où les décisions émanent d'un organe collectif dont les membres ont des pouvoirs égaux. » à quoi il ajoute dans le cadre très spécifique de la religion catholique : « principe selon lequel l'épiscopat réuni en collège, dans l'unité avec le souverain pontife, jouit du pouvoir plénier et suprême sur l'Église universelle. »

Ainsi l'unité de la croyance, c'est-à-dire la définition du socle académique, liturgique et rhétorique du bouddhisme de Nichiren, est assuré par une autorité centrale, dans le respect de la collégialité et des particularités nationales. La collégialité est ici la garantie de la démocratie spirituelle évoquée par Daisaku Ikeda, actuel chef religieux de l'autorité centrale désignée, dans de nombreuses allocutions et paroles d'encouragement que je m'abstiens de citer ici tant elles sont nombreuses. Cette même collégialité est la garantie de l'égalité de pouvoirs conférée aux membres du collège.
Or un problème se pose en l'occurrence. En France (mais elle n'est en rien une exception), les pratiquants du bouddhisme de Nichiren n'ont rigoureusement aucun statut juridique et ne sont membres d'aucun des organes constitutifs de l'institution religieuse mise en place depuis 3 ans déjà. Cela signifie donc que la collégialité dont il est question ne s'applique qu'aux seuls membres de ces organes soit à peine une vingtaine de personnes (membres du consistoire, responsables administratifs des associations, sociétaires...). Cela signifie aussi que la démocratie spirituelle tant appelée de ses vœux par celui qui est considéré comme le seul maître de l'ensemble du mouvement mondial Soka n'a aucune réalité, ni consistance. Elle n'est pour ainsi dire qu'une déclaration de principe trahie par les faits.
Il faut donc admettre que la constitution du culte du bouddhisme de Nichiren, simple et pâle copie remaniée d'une constitution du culte catholique, renvoie à la définition spécifique à l'Eglise catholique de la collégialité : un principe de gouvernance (sic) qui réunit les éminences (l'épiscopat) dans l'unité avec le souverain pontife (le pape) pour bénéficier d'un pouvoir complet et total (plénier) sur la communauté des croyants (l'Eglise universelle). Par cette définition, il est entendu que les croyants n'ont pas de statut autre que celui conféré par les autorités de l'Eglise. Il est entendu aussi que seules les autorités ont en main tous les moyens et toutes les prérogatives pour décider de l'état et du devenir de l'Eglise.
Appliqué au Consistoire Soka et à l'institution à trois têtes (apparentes) qui administre le culte et ses affaires, cela signifie que seuls une poignée de pratiquants sans représentation réelle, sans désignation ou élection populaire, et sans autre autorité que celle conférée par des tiers extérieurs règne sans partage et sans contrepartie démocratique sur quelques milliers de croyants dociles et généreux.

Je ne dis pas ici qu'il s'agit là de l'intention de ces pionniers que sont les membres du Consistoire Soka ou bien les membres des institutions qui le soutiennent. Je constate simplement que la réalité des faits est la construction discrète et simpliste d'une institution non démocratique, non représentative et unilatérale de fait.

Comment en sommes-nous, français contestataires et réfractaires, arrivés à une telle structure parfaitement antagoniste avec les valeurs des Lumières et la tradition républicaine ?

Car connaissant les membres de l'épiscopat bouddhique de la Soka Gakkai, je ne peux pas les accuser d'autoritarisme, de manipulation ou d'abus de confiance. Nous ne sommes pas, nous les croyants, de simples consommateurs ou des usagers pris dans une arnaque de masse ou bien dans un détournement. Nous pratiquons le bouddhisme de Nichiren, un enseignement censé nous rendre autonomes, responsables, acteurs de nos vies et de nos sociétés. Et ce n'est pas là la promesse de l'actuelle institution, française ou japonaise. Il s'agit de la promesse de Nichiren lui-même.
Nous ne pouvons donc nous en prendre qu'à nous-mêmes, car nous avons laissé les choses déraper et prendre une tournure parfaitement contraire à la société de création de valeurs à laquelle nous souhaitions adhérer. Nous avons préférer faire ce que nous autres français faisons de mieux, déléguer à des tiers le soin de décider de l'avenir du mouvement auquel nous avons adhéré. Et ces tiers ont gentiment délégué à d'autres tiers, spécialistes auto-proclamés des questions religieuses, le soin de décider de l'avenir de notre mouvement. Faute d'esprit de recherche et d'authentique responsabilité personnelle, nous voilà embarqués dans une aventure qui a déjà démontré ses écueils et son échec.

Car la constitution du culte et l'institutionnalisation de la spiritualité est exactement ce que l'Eglise catholique a tenté de faire presque cent cinquante ans avant nous. Et de l'aveu même de son épiscopat, l'expérience est une impasse. L'institutionnalisation doublé de la simplification outrancière du culte ont conduit l'Eglise universelle à perdre ses fidèles au profit de cultes plus exotiques, plus ésotériques, plus attachés à la communion singulière et originale et non à l'adhésion patrimoniale traditionnelle. Aujourd'hui, l'Eglise tente de regagner ses fidèles qui se sont aventurés dans les sentiers du bouddhisme, du chamanisme et d'autres courants plus séduisants et plus proches des attentes de spiritualité et d'implication personnelle.
C'est dans ce chemin sans issu que nous avons engagé l'ensemble de notre mouvement, du moins en France et dans de nombreux autres pays occidentaux. La conséquence est l'inconsistance et la transparence dont nous faisons preuve dans l'espace public. Du statut de secte médiatisée, nous sommes passés à... rien ! Dans le paysage religieux français, nous sommes devenus invisibles. Lisses, sans aspérités, sans discours, sans positions, sans valeurs et sans membres adhérents, nous ne sommes plus qu'une entité administrative vide de contenu et surtout vide de sens.

Alors, il est peut-être temps de s'éveiller à notre rôle d'individus, que ce soit en tant que sympathisant, simple croyant, ou militant. Bien qu'il ne soit pas nécessaire de démocratiser l'institution de manière analogue à un syndicat ou à une association caritative classique, il est maintenant nécessaire de faire entendre notre voix et de commencer à proposer de véritables projets à tous les niveaux d'intervention que nous pouvons avoir dans la société. Qui au niveau de sa famille, qui au niveau du quartier où il habite, qui dans sa ville, dans son département, dans sa région ou dans son pays.
Et ces initiatives ne peuvent plus être considérées de façon anecdotique par l'institution comme s'il ne s'agissait que d'une simple étincelle locale à la périphérie du mouvement. Nos actions, nos projets, nos réalisations sont la moelle épinière du mouvement Soka en France. Ils sont le mouvement lui-même ! L'institution, par définition, ne peut produire que de l'inertie et de la conservation. Elle repose entièrement sur ces acteurs pour vivre et s'animer. Or en trois ans, nous n'avons rien vu de neuf, rien perçu dans l'espace public. A l'intérieur la crainte continue de régner. A l'extérieur, la République nous attends au détour. Et au sein des institutions républicaines, l'appartenance à Soka Gakkai - ACSBN est toujours perçue comme un danger et un risque dans un contexte de plus en plus sécuritaire.

La collégialité, nous devons la revendiquer, puisque nous sommes, en tant que croyants, censés adhérer à la constitution du culte du bouddhisme de Nichiren. Et c'est en portant nos projets personnels ou collectifs que nous serons en mesure de légitimer notre revendication autant que la validité de notre mouvement. Sans nous, l'institution Soka n'est rien, une coquille vide. Sans nos dons, l'édifice s'effondre. Sans nos efforts pour manifester les bienfaits du bouddhisme dans la société et auprès des nôtres, l'idéal Soka est une notion vaine, dépourvue de substance, un slogan bidon...
Nous ne pouvons plus nous permettre de déléguer notre avenir, pas plus à une institution juridique en mal de reconnaissance qu'à un système de gouvernement qui place ces intérêts personnels avant le bien commun. Le combat à mener vaut pour tous les aspects de notre citoyenneté et aura des effets sur toutes les facettes de la société.
Bien sûr, nous pouvons également baisser les bras, abdiquer de notre autonomie et de notre choix individuel pour rejoindre le troupeau. Dans ce cas, nous ne pourrons pas nous plaindre quand il nous sera demandé davantage de sacrifices sans aucune contrepartie. C'est en général ce qui se passe que la démocratie finit par disparaître complètement.